Texte extrait de la conclusion de Peau noire et masques
blancs de Frantz Fanon .
Seront désaliénés Nègres et Blancs qui auront refusé de se laisser
enfermer dans la Tour substantialisée du Passé.
Je suis un homme, et c’est tout le passé du monde que j’ai à reprendre.
En aucune façon je ne dois tirer du passé des peuples de couleur ma
vocation originelle.
Ce n’est pas le monde noir qui me dicte ma conduite. Ma peau noire n’est
pas dépositaire de valeurs spécifiques.
N’ai-je donc pas sur cette terre autre chose à faire qu’à venger les
Noirs du XVIIème siècle ? Dois-je sur cette terre, qui déjà tente de se
dérober, me poser le problème de la vérité noire ? Dois-je me confiner
dans la justification d’un angle facial ? Je n’ai pas le droit, moi
homme de couleur, de rechercher en quoi ma race est supérieure ou
inférieure à une autre race. Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur
de souhaiter la cristallisation chez le Blanc d’une culpabilité envers
le passé de ma race. Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de me
préoccuper des moyens qui me permettraient de piétiner la fierté de
l’ancien maître. Je n’ai pas le droit ni le devoir d’exiger réparation
pour mes ancêtres domestiqués. Il n’y a pas de mission nègre ; il n’y a
pas de fardeau blanc.
Je me découvre, moi homme, dans un monde où les mots se frangent de
silence. Dans un monde où l’autre, interminablement, se durcit. Non, je
n’ai pas le droit de venir et de crier ma haine au Blanc. Je n’ai pas le
devoir de murmurer ma reconnaissance au Blanc. Il y a ma vie prise au
lasso de l’existence. Il y a ma liberté qui me renvoie à moi-même. Non,
je n’ai pas le droit d’être un Noir.
Si le Blanc me conteste mon humanité, je lui montrerai, en faisant peser
sur sa vie tout mon poids d’homme, que je ne suis pas ce « Y a bon
banania » qu’il persiste à imaginer. Je me découvre un jour dans le
monde et je me reconnais un seul droit : celui d’exiger de l’autre un
comportement humain. Un seul devoir. Celui de ne pas renier ma liberté
au travers de mes choix.
Ma vie de doit pas être consacrée à faire le bilan des valeurs nègres.
Il n’y a pas de monde blanc, il n’y a pas d’éthique blanche, pas
davantage d’intelligence blanche. Il y a de part et d’autre du monde des
hommes qui se cherchent. Je ne suis pas prisonnier de l’Histoire. Je ne
dois pas y chercher le sens de ma destinée. Je dois me rappeler à tout
instant que le véritable saut consiste à introduire l’invention dans
l’existence. Dans le monde où je m’achemine, je me crée interminablement.
Vais-je demander à l’homme blanc d’aujourd’hui d’être responsable des
négriers du XVIIème siècle ? Vais-je essayer par tous les moyens de
faire naître la Culpabilité dans toutes les âmes ? La douleur morale
devant la densité du Passé ? Je suis nègre et des tonnes de chaînes, des
orages de coups, des fleuves de crachats ruissellent sur les épaules.
Mais je n’ai pas le droit de me laisser ancrer. Je n’ai pas le droit
d’admettre la moindre parcelle d’être dans mon existence. Je n’ai pas le
droit de me laisser engluer par les déterminations du passé. Je ne suis
pas esclave de l’Esclavage qui déshumanisa mes pères.
Moi, l’homme de couleur, je ne veux qu’une chose : Que jamais
l’instrument ne domine l’homme. Que cesse à jamais l’asservissement de
l’homme par l’homme. C’est-à-dire de moi par un autre. Qu’il me soit
permis de découvrir et de vouloir l’homme, où qu’il se trouve. Le nègre
n’est pas. Pas plus que le Blanc. Tous deux ont à s’écarter des voix
inhumaines qui furent celles de leurs ancêtres respectifs afin que
naisse une authentique communication. Avant de s’engager dans la voix
positive, il y pour la liberté un effort de désaliénation. Un homme, au
début de son existence, est toujours congestionné, est noyé dans la
contingence. Le malheur de l’homme est d’avoir été enfant. C’est par un
effort de reprise de soi et de dépouillement, c’est par une tension
permanente de leur liberté que les hommes peuvent créer les conditions
d’existence d’un monde humain.
Frantz FANON