Opinion exprimée dans « Le Figaro » du 30 aout 2017 sous le titre :
Chasse aux statues et guerre contre le passé
« Dans la suite des événements de Charlottesville, Bill de Blasio, le maire de New-York, a envisagé publiquement de déboulonner la statue de Christophe Colomb, parce qu’elle serait offensante pour les Amérindiens. A l’en croire cette statue serait susceptible de susciter la haine, comme la plupart des symboles associés à l’expansion européenne, et à la colonisation des Amériques apparemment. Au Canada, un syndicat d’enseignants ontarien proposait de rebaptiser les écoles portant le nom de John A.MacDonald, un des pères fondateurs du pays. Exemples de cette chasse En Grande-Bretagne, on en a trouvé pour proposer d’abattre la statue de l’amiral Nelson. à qui on reproche d’avoir défendu l’esclavage. On en trouvera bien d’autres exemples de cette chasse aux statues dans l’actualité des dernières semaines.
Certains n’y verront qu’une nouvelle manifestation du péché d’anachronisme, qui pousse à abolir l’histoire dans un présentisme un peu sot, comme si les époques antérieures devaient être condamnées et leurs traces effacées de l’espace public. Mais il y a autre chose qu’une manifestation d’inculture dans cette furie épuratrice qui excite les foules, comme si elles étaient appelées à une mission vengeresse. Comment expliquer cette soudaine rage qui pousse une certaine gauche, au nom de la décolonisation intérieure des Etats occidentaux à vouloir éradiquer la mémoire comme si du passé il fallait faire table rase ? Nous sommes devant une poussée de fièvre épuratrice particulièrement violent, qui témoigne du réflexe pénitentiel inscrit dans la culture politique occidentale contemporaine.
On peut comprendre que dans un élan révolutionnaire, quand d’un régime on passe à un autre, une foule enragée s’en prenne au pouvoir. Il arrive qu’on fracasse des idoles pour marquer la déchéance d’un demi-dieu auquel on ne croit plus. Lors de la chute du communisme, l’euphorie des foules les poussa à jeter par terre les statues et autres monuments qui représentaient une tyrannie dont ils se délivraient. Il fallait faire tomber les monuments à la gloire de Lénine pour marquer la chute du communisme. Rien là de surprenant.
Quelquefois, il faut détruire pour créer. Mais sommes-nous dans une situation semblable ? Le cas du sud des Etats Unis, à l’origine de la présente ébullition idéologique, est assurément singulier. La mémoire qui y est associée ne s’est pas toujours définie exclusivement à partir de la question raciale. Ce qui ne veut pas dire que celle-ci ne soit pas centrale et que la mouvance suprémaciste blanche ne cherche pas à exercer sur cet héritage un monopole. On ne saurait toutefois l’y réduire. Surtout. des Américains raisonnables et nullement racistes sont choqués que des militant d’extrême gauche détruisent des statues en dehors de toute légalité. Ils acceptent difficilement que toute mention de l’héritage du Sud soit assimilée au racisme. Comment des Américains toléreraient-ils par ailleurs, qu’on censure un film comme « Autant en emporte le vent », comme cela vient d’arriver dans un cinéma de Memphis, qui l’a déprogrammé pour des raisons idéologiques.
La question des statues qui perpétuent le souvenir des généraux ou des soldats confédérés aux Etats-Unis est bien sûr complexe. Mais la manie pénitentielle frappe partout en Occident. Elle pousse à démanteler des statues. A réécrire les manuels scolaires. à prescrire des commémorations pénitentielles, à multiplier les excuses envers telle communauté, à pendre symboliquement certains héros des temps jadis désormais présentés à la manière d’abominables salauds et à censurer les représentations du passé qui n’entrent pas dans la représentation caricaturale qu’on s’en fait aujourd’hui.
Cette vision de l’histoire, terriblement simplificatrice, prend la forme d’un procès qui vise d’abord les héros longtemps admirés. Des grands personnages, on ne retient que les idées qui heurtent les valeurs d’aujourd’hui. L’Occident en vient à se voir avec les yeux de ceux. qui le maudissent. Tôt ou tard, on s’en prendra aux statues du général de Gaulle, de Churchill, de Roosevelt et de biens d’autres : d’une certaine manière, Napoléon a déjà été victime d’une telle entreprise. En 2005, le gouvernement français a refusé de commémorer Austerlitz. Bientôt, il ne s’agira plus seulement de réduire en miettes la statue d’un général sudiste : tous finiront par y passer d’une manière ou d’une autre, comme si nous assistions à une nazification rétrospective du passé occidental, désormais personnifié par un homme blanc hétérosexuel auquel il faudrait arracher tous ses privilèges. A son endroit, il est permis et même courageux d’être haineux.
L’Europe ne sait plus quoi faire de son passé colonial, que plusieurs sont tentés d’assimiler à un crime contre l’humanité. Ses procureurs croient n’accuser que leurs pères. En réalité, ils excitent la tentation victimaire de certaines populations immigrées qui n’hésitent pas ensuite à expliquer leur difficile intégration dans la civilisation européenne par le système postcolonial qui prédominerait. L’histoire de l’Europe serait carcérale et mènerait directement au système concentrationnaire. Dans le cadre américain, c’est l’arrivée même des Européens qu’il faudrait désormais réduire à une invasion brutale, que certains n’hésitent pas à qualifier d’entreprise génocidaire. On invite les jeunes Américains, Canadiens et les jeunes Québécois à se croire héritiers d’une histoire odieuse qu’ils doivent répudier de manière ostentatoire. On les éduque à la haine de leur propre civilisation. Nous sommes devant une manifestation de fanatisme idéologique s’alimentant à l’imaginaire du multiculturalisme le plus radical, qui prétend démystifier la société occidentale et révéler les nombreuses oppressions sur lesquelles elle se serait construite. Chaque représentation publique du passé est soumise aux nouveaux censeurs qui font de leur sensibilité personnelle le critère à partir duquel ils accordent ou non à une idée le droit de s’exprimer.
Comment ne pas y voir une forme de contrôle idéologique marquée par une intolérance idéologique décomplexée ? C’est une illustration de la racialisation des rapports sociaux dans une société qui se tribalise au rythme où elle se dénationalise. Chacun s’enferme dans une histoire faite de griefs, puis demande un monopole sur le récit collectif, sans quoi on multipliera à son endroit les accusations de racisme. Il faudra alors proposer une représentation du passé conforme au nouveau régime de la « diversité ».
Ce qui est frappant, c’est la faiblesse des élites politiques et intellectuelles qui ne se croient plus en droit de défendre le monde dont elles avaient pourtant la responsabilité. On le constate dans le monde académique. Très souvent les administrations universitaires cèdent aux moindres caprices d’associations étudiantes fanatisées, pour peu que celles-ci fassent preuve d’agressivité militante. En juillet, le King’s Collège de Londres a décidé de retirer les bustes de ses fondateurs « blancs »parce qu’ils intimideraient les « minorités ethniques ». C’est un nouveau dispositif idéologique qui se met en place et qui contribue à redéfinir les contours de la respectabilité politique. Ceux qui s’opposent au déboulonnage des statues controversées sont accusés d’être complices des crimes auxquels elles sont désormais associées.
Nos sociétés n’ont pas à se reconnaitre dans le portrait avilissant qu’on fait d’elles. Elles doivent raison garder. Il faudrait voir dans ces statues tout autant de couches de sens à la fois superposées et entremêlées : elles témoignent de la complexité irréductible de l’histoire, qui ne se laisse jamais définir par une seule légende, et ressaisir par une seule tradition. C’est pour cela que l’on trouve souvent des statues et autres monuments commémoratifs contradictoires au sein d’une ville ou d’un pays. Ils nous rappellent que dans les grandes querelles qui nous semblent aujourd’hui dénuées d’ambiguïté, des hommes de valeur ont pu s’engager dans des camps contraires. Ils illustrent des valeurs et des engagements qui ne se laissent pas réduire aux idéologies auxquelles ils se sont associés. »
L’histoire des peuples ne saurait s’écrire en faisant un usage rageur de la gomme à effacer et du marteau-piqueur.
Mathieu Block-Côté